Le blog de Lizzie Crowdagger

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Lost Judgment : une histoire de harcèlement... scolaire

, 15:41 - Lien permanent

Je n’ai pas l’habitude de faire des retours critiques ici, essentiellement parce que je n’ai pas forcément grand chose à dire qui n’ait pas été dit ailleurs. Mais il se trouve que pour Lost Judgment, je vais faire exception, parce qu’à part dans l’article de Kazuma Hashimoto (en anglais) ce n’est pas vraiment le genre de choses évoquées dans les critiques.

Lost Judgment
Jaquette de Lost Judgment

Précisons que Lost Judgment est un jeu vidéo, développé par le studio Ryu Ga Gotoku et publié par Sega, et qui se situe dans le même univers que la série de jeux Yakuza. Ce que je vais dire ici n’est pas du tout une critique de jeu puisque je vais me concentrer uniquement sur le scénario de l’intrigue principale, et plus spécifiquement le traitement de sa thématique du harcèlement, parce que c’est ce qui m’intéresse et que c’est ce sur quoi j’ai des choses à dire. Il n’en reste pas moins que ce n’est finalement qu’un petit aspect du jeu, d’autant plus que celui-ci est extrêment généreux en matière de contenu.

(Edit : et par ailleurs je me concentre sur les choses qui posent problème, ce qui pourrait donner l’impression que je n’ai pas apprécié le jeu, alors que c’est clairement un de mes jeux préférés de l’année, mais comme on dit, qui aime bien châtie bien, ou en tout cas a un peu plus envie d’analyser ce qui ne va pas.)

Évidemment, pour parler de l’histoire, je vais devoir… en parler, ce qui implique donc un AVERTISSEMENT DIVULGÂCHAGE. Là encore, je vais me concentrer sur l’histoire et je vais éviter de parler d’autres choses, parce que je fais partie des gens bizarres qui se fichent qu’on leur raconte l’histoire du jeu mais aiment découvrir un mini-jeu ou un aspect du gameplay sans trop en savoir avant.

Ceci étant posé, IKUZÔ!

Une histoire d’harcèlement et de vengeance

Avant sa sortie, j’ai l’impression que la thématique du harcèlement, et particulièrement du harcèlement scolaire, était présentée comme centrale dans Lost Judgment. Et, dans les faits, elle l’est. Le jeu nous fait incarner Takayuki Yagami, un détective privé (ancien avocat) qui enquête à la base (après une petite introduction de présentation des personnages) sur une affaire de harcèlement dans un lycée. En parallèle, son amie, avocate et ancienne collègue Saori Shirosaki défend un policier accusé d’agression sexuelle et dont la culpabilité ne fait pas de doute. Lorsque celui-ci est condamné, stupeur : il annonce qu’un cadavre a été découvert à Yokohama et son identité. Ce cadavre est celui de l’homme qui avait harcelé son fils et l’avait poussé au suicide.

Évidemment, comme dans toute bonne intrigue policière, ces deux affaires sont connectées et vont mener notre protagoniste à mettre au jour à la fois des affaires de harcèlement, mais aussi de vengeance face à l’inaction de la justice.

Sans rentrer dans les détails (parce que l’intrigue du jeu est assez dense), les deux thématiques principales de l’intrigue vont donc être d’un côté le harcèlement, ses conséquences et le manque de moyens et de volonté pour lutter contre celui-ci ; et de l’autre la tentation de faire justice soi-même lorsque les autorités sont incapables de le faire.

(Le jeu se conclut sur un discours de Yagami qui estime qu’il ne faut jamais faire justice soi-même. Ensuite, il y a les crédits, puis le tableau récapitulatif de nos actions dans le jeu. Dans ma partie, le Yagami en question avait tabassé MILLE CINQ CENTS types, donc c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité.)

Clairement, je pense que le jeu a une volonté de bien faire, et que les scénaristes se sont documentés un minimum sur le sujet du harcèlement. Au début du jeu, on a même droit à des petit passage d’infodumping plus ou moins bien sentis. L’intrigue commence doucement avec quelque chose qui arrive à être assez amusant en termes de résolution et plutôt « éducatif » : découvrant que dans une classe, le problème c’est que les élèves spectateurs, même s’ils ne participent pas au harcèlement, ne réagissent pas, Yagami décide de planquer des micros pour faire croire que des élèves réagissent. Face à ça, et se sentant plus confiants pour le faire, des élèves se sentent effectivement de réagir à leur tour pour soutenir la victime.

C’est une solution complètement farfelue qui colle tout à fait au style Yakuza/Judgment, drôle, et qui met en avant ce problème où personne n’ose réagir en pensant que c’est à quelqu’un d’autre de le faire. Le jeu nous sort alors la métaphore du premier pingouin, qui une fois qu’il se jette à l’eau pousse les autres à le suivre.

Jusqu’ici ça part, en vrai, plutôt bien. Clairement, les scénaristes ont voulu montrer qu’ils avaient fait leur devoirs.

Ensuite, il faut bien que l’intrigue avance et qu’il y ait des histoires de meurtres et de complots. Et c’est là que le bât blesse un peu.

Le trope de la victime d’agression qui ment

Un gros problème de l’intrigue de Lost Judgment, c’est qu’un élément au final assez central est le mystère suivant : comment un policier coupable d’agression sexuelle à un endroit donné et à une heure donné peut également être coupable de meurtre (pour venger son fils) à la même heure et à un endroit différent ? Ce besoin de résoudre un mystère qui parait insoluble est un truc classique des intrigues policières ou « à mystère », et en soi ça ne pose pas de problème, mais la façon dont c’est géré ici en pose un peu plus.

Évidemment, vous l’aurez deviné, l’agression sexuelle dans le métro n’est qu’une façon pour le policier de se créer un alibi pour avoir une condamnation beaucoup plus faible que pour un meurtre, et accessoirement pour moquer la justice qui se retrouve bien embêtée. Le problème c’est que la solution au mystère, c’est que la victime d’agression sexuelle ment.

Dans une œuvre qui met en avant le harcèlement comme sa thématique principale, avoir non seulement une victime d’agression sexuelle qui ment, mais en plus en faire son « mystère principal », je trouve que c’est quand même franchement malvenu.

Alors on n’est pas non plus dans le truc absolument horrible : il ne s’agit pas du cliché de la fausse victime qui ment pour salir un innocent pour se faire de l’argent, pour le buzz ou juste par misandrie. En l’occurrence non seulement le policier participe lui aussi pleinement à cette mise en scène (pour se forger un alibi) mais en plus (même si malheureusement le jeu ne met pas vraiment trop ça en avant) la « fausse victime » est en fait obligée de participer à ça (et donc aussi d’être complice de meurtre) parce qu’on la fait chanter.

Mais ça reste quand même franchement malvenu.

Évidemment, je dis ça en temps que féministe, mais je trouve que c’est aussi le cas pour l’intrigue du jeu qui en devient un poil bancale : une partie de celle-ci tourne quand même autour d’une avocate qui cherche à « innocenter » son client alors que celui-ci ne le veut pas et pour qu’il soit condamné pour meurtre. À la fin du jeu la justice a peut-être (en partie) été faite mais on a quand même la pire prestation d’avocat de la défense du monde. Alors d’accord, comme je le disais plus haut, les séries Yakuza/Judgment sont aussi connues pour le côté un peu farfelu mais là ça manque vraiment de subtilité et de finesse.

D’autant plus qu’au final ça dilue une bonne partie du propos et de l’intrigue principale.

Des personnages pas assez approfondis

Avant de lancer le jeu, je craignais d’ailleurs un peu que cette thématique du harcèlement soit quelque chose qu’on voit dans le premier chapitre, et puis qu’ensuite on passe sur une enquête sérieuse et que ce soit oublié. Heureusement, Lost Judgment évite ça, et même lorsqu’on a les inévitables histoires de complots avec l’équivalent des RG qui veulent faire pression sur une ministre adjointe et pour ça utilisent un gang d’ancien yakuzas qui travaille en fait pour les RG pour tuer des gens à coups de pic à glace, la thématique du harcèlement reste présente en filigrane la plupart du temps.

Et on retrouve même les élèves qu’on croisait dans le premier chapitre un peu au long de l’aventure, jusqu’à jouer un rôle dans le dernier chapitre.

Malheureusement, ça aurait quand même pu être mieux fait. Au début, on a deux personnages (Matsun et Akane — et d’autres mais on voit surtout ces deux là) qui en harcèlent une autre (Koda). Yagami arrive à déminer la situation, et à la fin Koda a pris conscience en elle et les ancien·ne·s harceleur·se·s ont pris conscience que c’était pas bien.

Le problème, c’est qu’au milieu il n’y a pas grand chose. On ne voit pas beaucoup ces personnages, on ne comprend pas vraiment pourquoi ils changent, ce qui poussait des élèves à en harceler d’autres et ce qui leur a fait prendre conscience que ce n’était pas bien.

Un harcèlement très abstrait

Et c’est le problème de la vision du harcèlement dans Lost Judgment : on a affaire à quelque chose de purement abstrait. À aucun moment on ne sait pourquoi des élèves sont harcelés. Ils sont harcelés, c’est pas bien, ça a des conséquences sur eux, mais à aucun moment on aborde ce qui pousse des élèves à en harceler d’autres, à part des explications douteuses à base de poussées de testostérone, de montée de dopamine ou d’évolution naturelle.
 

À aucun moment (du moins dans l’intrigue principale, je n’ai pas fait toutes les quêtes secondaires) le jeu ne parle de racisme, d’homophobie ou de transphobie, de validisme, de grossophobie, de mépris de classe, rien. Tout au mieux à un moment est vaguement évoquée l’idée que le groupe s’en prend aux « différents ».

Koda se fait écrire « salope » au marqueur sur la main, mais à aucun moment le jeu ne parle de sexisme.

C’est d’autant plus décevant que pourtant dans Yakuza 3, sorti en 2009, le jeu avait une sous-intrigue qui parlait du racisme. Le même jeu évoquait aussi la question de la mise à l’écart des enfants orphelins.

Ici, la question du harcèlement n’est évoquée que de façon abstraite.

La place des femmes dans les jeux Yakuza

Ce qui m’emmène à conclure rapidement sur la place des femmes dans ce jeu. On pourrait écrire beaucoup sur la place des femmes dans les jeux Yakuza, et si ça vous intéresse je vous recommande cette vidéo (en anglais) de GC Vasquez qui en parle un peu, mais c’est aussi quelque chose d’un peu frustrant dans Lost Judgment.

Clairement, l’intrigue principale tourne autour des mecs, c’est eux les protagonistes, les nanas sont en dehors du coup, avec cette espèce de galanterie vieux jeu qui fait qu’on ne tape pas sur les femmes (mais sur des garçon lycéens mineurs, si, écoutez c’est pas moi qui fait les règles), ce qui fait que pour un jeu dont le cœur reste quand même la bagarre (et où les amitiés viriles se construisent aussi en se tapant dessus), elles sont forcément en dehors du coup. À un moment, j’ai bien cru que l’avocate Saori Shirasaki allait se défendre toute seule, mais non, ça servait de (ré)introduction pour un personnage masculin qui venait faire le sauveur.

Et pourtant, Lost Judgment contient un certain nombre de personnages féminins franchement classes et intéressant. À commencer par Saori Shirasaki (autant dans le premier Judgment on avait parfois l’impression que ses collègues oubliaient qu’elle était aussi avocate et pas secrétaire, autant là c’est clairement elle qui carry le cabinet à elle toute seule), mais on a aussi la procureure Mafuyu, la lycéenne Amasawa qui mène le club des mystères. Si seulement le jeu se donnait la peine de les exploiter un peu plus.

Mon espoir, c’est qu’une suite à Lost Judgment était un peu en péril à cause de bisbilles entre Sega et l’agence qui gère l’acteur Takuya Kimura qui joue Takayuki Yagami. Si seulement Ryu Ga Gotoku pouvait décider de faire un jeu sans ce personnage, mais avec à la place ces trois personnages comme héroïnes intrépides qui bottent des culs et pas que les mêmes mecs à l’écriture, ça serait tellement bien…

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